Agid, iconographe

par Dominique Abensour

En 1985, Olivier Agid tente de déposer à l’Institut national de la propriété industrielle la marque d’une entreprise qu’il vient de créer. Elle développe des systèmes d’écriture en image permettant d’analyser les méca-nismes de fonctionnement de la société. Une fin de non recevoir n’est pas faite pour décourager l’artiste qui parviendra à ses fins en 1993. S’il lui faut sept ans pour figurer dans les registres de l’INPI, onze seront nécessaires pour s’inscrire en thèse à l’université. Il défend l’idée que l’image, non assujettie au modèle linguistique, peut inaugurer de nouvelles formes de pensée. Une première version en images est refusée en 1981; augmentée d’un texte, une nouvelle version de la thèse sera soutenue en 19981.

Rétive aux index et aux répertoires, “ l’entreprise ” d’Olivier Agid appartient de fait au champ de l’art ; pour autant, elle reste peu lisible à travers les expositions que compte sa biographie. Peu présente sur la scène artistique au-delà des années 802, cette œuvre s’est constituée à même le milieu urbain, dans le champ social où elle agit et travaille. Elle s’est “ exposée ” à travers de grandes constructions événementielles investissant une ville ou un site avec les moyens de l’image, du son, de la mise en scène, de l’objet ou de la sculpture monumentale mais elle s’est également développée au sein de multiples dispositifs de travail en particulier dans les écoles d’art et d’architecture où Olivier Agid a trouvé un espace de recherche expérimentale et un potentiel d’action collective3.

Peintre et architecte de formation, Olivier Agid entreprend dès la fin des années 60 de constituer une banque de données graphiques en “ notant des aspects du monde environnant ”. Peintures, dessins, photographies, films, explorent une infinité de mondes tristes ou gais, habités ou déserts, réels ou fictifs qui coexistent au sein de l’image. Au cours des années 70, il cherche à organiser ces données dans une structure de travail qui permet de saisir les formes de la cité et du cadre de vie. Il se consacre alors à une vaste étude des périphéries urbaines, Cité/Créer, pour laquelle il mène, avec des groupes très divers, des actions expérimentales faites de “ situations vivantes ”. L’espace urbain est visité, parcouru de jour comme de nuit, traversé par des formes d’interventions variées. Cette expérience est déterminante pour la suite des travaux. Fait et défait par les activités humaines, façonné par les pratiques et les usages des individus et des collectivités, le paysage urbain est constamment remodelé. L’intrusion d’actions improvisées, d’événements inattendus, peu codifiés, les parcours inédits qui organisent de nouvelles séquences urbaines le modifient, le transforment de façon effective. Dès lors, le “ travail de l’image ” inclut des participants actifs qu’Olivier Agid rassemble régulièrement ou ponctuellement – et parfois en très grand nombre. En cherchant à construire de nouvelles formes d’analyse de l’espace perçu, conçu et vécu, il partage des préoccupations communes avec des architectes et urbanistes en quête d’instruments, de nouveaux modes d’investigation4 qui leur permettent d’intervenir sur l’espace urbain.

Pour Olivier Agid, l’image est précisément à même de cerner la réalité mouvante de la société contemporaine, d’en capter les mutations. Clef de voûte de son entreprise, c’est un instrument particulièrement efficace à condition d’en exploiter les possibilités. Il s’y emploie à travers la construction de systèmes d’écriture en images qui, depuis les années 70, ont évolué avec l’utilisation de l’infographie. L’espace et la matière de l’image y sont explorés hors des définitions convenues. Des ensembles de travaux comme Point, perspective iconographique 1990 -1996 ou Point, Zoom-screen 1996, pour ne citer que quelques exemples, montrent des images qui n’ont pas deux mais trois dimensions, elles ne sont pas statiques (parce que fixes) mais dynamiques, elles ne sont pas déterminées par un seul point de vue mais en combinent plusieurs. Ces aspects théoriques de la recherche trouvent des applications dans de multiples propositions telle que Point of view of every-where 1991-1994, images composites tirées sur papier photographique où s’agencent différentes matières du monde, vues de New York et d’ailleurs, ou dans des diaporamas comme NY/NC qui articule des données comparées d’Océanie, d’Europe et d’Amérique. Elles sont également à l’œuvre dans des dispositifs comme “ Cité image ”5, site internet implanté à l’École d’architecture de Clermont- Ferrand où sont définies des conceptions de la cité en images. Quelqu’en soient les enjeux, l’ensemble de la recherche tend à articuler l’image dans une syntaxe qui lui est propre. Si les questions posées dans des études comme Quoi (1992) ou Objet de monde (1988-1990) paraissent élémentaires ou abruptes à énoncer : “ que crée la société ? quels en sont les constituants ? ”, elles prennent un tout autre relief lorsqu’ elles sont formulées en images. Sans vouloir les réduire en cherchant à les traduire, ces montages d’images mettent en perspective des formes produites par la société tout en envisageant une société produite par d’autres formes. Capables de configurer des situations complexes, les images ne se contentent pas ici de décrire le monde ou de l’interpréter, elles constituent un champ de connaissance visuelle au sein duquel on peut penser mais aussi agir, ce que ne manque pas de faire Olivier Agid lorsqu’il “ vérifie en actes dans la cité ” la validité de ses propositions graphiques.

Dans les années 80, la mise en œuvre des constructions événementielles emprunte aux différents secteurs des activités économiques et sociales. Ainsi les sculptures implantées en milieu urbain “ absorbent ” des logiques de production industrielle : la construction des pylônes à haute tension pour L’Oiseau pylône à Orly (1985-1986), la chaudronnerie navale pour L’Œil émergence à La Ciotat (1987-1988). Ce sont des “ objets synthétiques ” créés à l’image du lieu où ils s’inscrivent, à l’image de son histoire et de son devenir. À Thiers, la première mise en scène d’un site (celui du futur centre d’art Le Creux de l’Enfer) intervient au cœur de la vallée des usines où le secteur industriel est en pleine reconversion. L’événement, En fer- élément 1986-1987, se déroule sur une période de trois mois. Il fonctionne de jour comme de nuit avec des projections d’images sur les bâtiments, des dessins lumineux, des sculptures, et la diffusion d’une pièce sonore Chants de Fer. Une collection d’objets réalisés à partir de matrices de forge constitue une pièce intitulée Matrice. Aujourd’hui conservée et développée dans une ancienne usine acquise par l’artiste et qui fonctionne un peu comme un écomusée, elle conserve la mémoire du travail accompli en son temps par l’industrie de la coutellerie et témoigne en même temps d’un phénomène de mutation. À l’instar de Matrice, de nombreuses collections (dont la plus récente Collection élémentaire 2000) d’objets arrangés ou modifiés par un geste minimum ont été constituées, elles sont toujours une manière de muséographier les fonctions de la société.

Curieux des phénomènes de mutation qui bouleversent la morphologie et la sociologie d’un lieu, Olivier Agid participe avec Plate-forme (1993-1995) au projet d’aménagement du plateau de Lautagne à Valence, un site agricole qui doit accueillir une technopôle. Mais au lieu de la sculpture attendue dans le cadre de la commande publique, il propose de considérer le plateau tout entier comme une sculpture dont la proue donne accès aux quartiers habités. Cette proposition radicale ne sera pas retenue mais l’étude urbanistique en image, dont est issu un ensemble de sculptures réalisées avec les formes et les matériaux du domaine agricole, fera l’objet d’une exposition au musée des beaux-arts de Valence et d’un livre.

Au fil des projets, de nombreux secteurs sont investis. À Œilly (Œil i, Flash en Champagne 1990-1991), c’est tout le domaine de la viticulture qui s’expose. Le temps d’un jour et d’un soir, la ville entière est convertie en un vaste musée. Le matériel viticole y est mis en scène ; machines, engins, appareils composent des situations insolites, des tracteurs s’affrontent sur des terrains de sport, d’innombrables panneaux de signalisation routière tapissent les flancs de coteaux, des tours s’érigent à l’aide de caisses, de palettes ou de tourets de câble… Le plan urbain est lui-même modifié par la création provisoire de quatre portes et de trois places.

Toutes les “ images en vrai ” d’Olivier Agid cherchent à évaluer une situation, à cerner les interactions qui fondent la dynamique des villes. La question qui l’amène en Nouvelle – Calédonie pour un projet de longue haleine Co- (1991-1995) est celle de la cohabitation de deux cultures, de deux conceptions du monde. L’ensemble des travaux, propositions graphiques, collections d’objets, expositions-événements, projet de sculpture monumentale (La Flèche de Thio), analysent la manière dont les activités humaines se conjuguent, s’imbriquent, s’affrontent ou s’ignorent et traitent de la forme des échanges.

Dans la deuxième moitié des années 90, il s’intéresse aux manières d’être et de faire, aux attitudes ou aux comportements. Ses projets travaillent à déplacer des pratiques et des usages. À Clermont-Ferrand, sur le site militaire des Gravanches, l’“ Atelier nuit ” de l’École d’architecture organise Local Dream (1997), un événement exposition avec des installations qui occupent trois bâtiments de 6 000 m2. Les abords et les entrées de la caserne sont également aménagés. Le corps de l’armée, les étudiants et de nombreux partenaires se “ mobilisent ” pour construire une mise en scène géante avec du matériel militaire et industriel. La mise en lumière redessine l’espace ; musiques, bruitages, feu d’artifice et fumigènes contribuent à constituer un immense tableau dans lequel déambulent près de 3000 visiteurs. Il ne s’agit pas tant ici d’exposer le domaine militaire que d’investir un milieu relativement clos et autonome, de le confronter à un extérieur, à un ailleurs. Les forces en présence (pour abuser de la métaphore) sont utilisées à d’autres fins que celles qui leurs sont habituellement assignées et l’armée ne manque ni d’audace ni d’humour lorsqu’elle accepte de procéder à un lâcher de camions “ tombés du ciel ”, au moyen d’une grue qui les enlève à quinze mètres du sol. Le fait d’introduire de l’irrationnel ou de l’incongru, génère une forme de transgression qui modifie les règles de fonctionnement du milieu investi, le retourne comme un gant, le met littéralement sens dessus dessous. En même temps Olivier Agid génère une forme d’espace collectif à l’intérieur duquel il est permis d’user d’une liberté d’action, d’une fantaisie qui n’est pas sans évoquer celle qui habitait les carnavals du Moyen Age ou les fêtes florentines de la Renaissance7.

Si les projets menés ces dernières années empruntent au modèle de la fête c’est d’abord parce qu’elle est un acte social qui rassemble et engage chacun dans une participation active. Fête de cour d’un autre temps ou fête populaire, c’est un appareil puissant et efficace qui transpose la vie en image. La réalité, à la fois vécue et jouée, y est transfigurée par les décors et la mise en scène. C’est aussi un langage visuel dont Olivier Agid utilise tous les ressorts. Jour (1998) qui fait suite à Une fois, tableau de nuit créé en 1997 pour la centrale thermique EDF de Vitry-sur-seine, réunit tout le personnel de l’usine ainsi que de nombreuses associations et partenaires. Près de 700 participants qui pratiquent le sport, le théâtre, le cirque, la danse ou la musique, organisent ou improvisent de multiples spectacles, concerts, parades… Le théâtre des opérations est l’usine même, métamorphosée par le travail de la lumière, les projections d’images et les installations.

Ici comme ailleurs, la production donne sa forme à l’action. Les partenaires en sont les acteurs. Dans le programme de travail d’Olivier Agid selon ses propres termes, “ le monde produit sa propre image, son agencement permet de considérer le sens de nos actes, le rôle et la place de chacun ”8.

1 Acte image, arts éthiques, sous la direction d’Edmond Couchot, université de Paris VIII.
2 Privilégiant la peinture et le dessin les expositions des années 80 assimilent trop viteses travaux à une figuration expressive ; sa qualité de peintre n’est pas ici mise en doute à ceci près qu’il peint à l’échelle un, comme les géographes de Borges qui, dans un souci de précision, étendent leur carte à la dimension du pays.
3 À l’École d’art de Douai (1985-1989) il crée un “ Orchestre d’images ”, un “ Atelier nuit ” et met en place la première “ unité opérationnelle ”, un groupe d’action qui intervient dans divers lieux de nuit et de jour. À l’École des beaux-arts du Havre (depuis 1993) il monte l’atelier “ Secteur ” et à l’École d’architecture la cellule de “ Cité image ”.
Ces ateliers réalisent des études, exposent, publient, produisent des créations sonores et visuelles, construisent des événements publics à géométrie variable.
4 Par exemple le programme de recherches collectives “ Uncertain States of Europe ” (USE) de Stefano Boeri qui rassemble des informations et des données sur les mutations territoriales à travers un réseau de plus de 60 personnes installées dans une quinzaine de pays. Aussi innovantes soient-elles, ces approches analytiques n’utilisent l’image que dans sa fonction documentaire.
5 Sur le Web depuis 1996 : www.cite-image.archi.fr
6 Le son, la musique et le chant ont une part importante dans les travaux d’Olivier Agid. On ne s’étonnera pas de ce que les pièces sonores, où il joue et chante, figurent au rang des travaux graphiques, elles sont envisagées comme des compositions d’images sonores.
7 On peut penser aux fêtes princières des Medicis qui associaient processions religieuses, ballets, comédies, symphonies, luttes d’hommes et d’animaux, aux cortèges de chars somptueusement décorés, aux dispositifs scéniques et aux machineries fabuleuses de Buontalenti.
8 Acte image, arts éthiques, op. cit.